Les frères Pereire

 

Leur nom est inséparable de l’essor économique du Second Empire. Banques, industrie, chemins de fer, stations thermales, immobilier… Rien n’échappe à la soif d’entreprendre d’Emile et Isaac Pereire, deux frères montés à Paris au début des années 1820.

 

Par Tristan GASTON-BRETON Publié le 16 août 2004 sur le site « Les Echos » – Mis à jour le 6 août 2019

 

Ils furent de toutes les aventures industrielles de la première moitié du XIXe siècle. Ambitieux, imaginatifs, jamais à court d’idées, les frères Pereire incarnent au plus haut point cette volonté d’entreprendre fortement teintée de saint-simonisme qui saisit une bonne partie des milieux d’affaires à partir des années 1820.

Lorsqu’ils naissent, Emile en 1800, Isaac en 1806, leur mère Rebecca, devenue veuve très tôt, se débat dans de sérieuses difficultés financières. Les Pereire avaient pourtant jadis vécu des heures plus fastes. Installés depuis des générations à Bordeaux, les Pereira – une famille juive d’origine portugaise chassée de sa patrie aux heures chaudes de l’Inquisition – avaient connu leur heure de gloire avec Jacob, le grand-père de nos deux « héros ». Cet homme étonnant avait réussi à faire parler des enfants muets, s’attirant l’estime de la cour et même de Louis XV, qui l’avait reçu en audience en 1749.

Au milieu des années 1820, faute de pouvoir subvenir à leurs besoins, Rebecca doit envoyer ses deux fils à Paris chez un parent et ami de la famille : Isaac Rodrigues. Celui-ci fréquente alors tous les milieux de la haute finance parisienne, notamment James de Rothschild, le banquier Bénédict Fould et les Hottinguer, représentants éminents de la banque protestante. Il est également très lié aux cercles d’ingénieurs et d’hommes d’affaires saint-simoniens. C’est dans ce milieu où les idées bouillonnent et où ils multiplient les rencontres qu’Emile et Isaac Pereire font leurs premières armes. Saint-simoniens eux-mêmes, ils s’orientent d’abord vers le journalisme économique. Au début des années 1830, les deux frères sont des collaborateurs réguliers du « Globe », le grand journal libéral de l’époque, mais aussi du « National » et du « Journal des débats ». Ils y exposent à longueur de colonnes des propositions sur les caisses d’épargne, la banque mutualiste, le système monétaire ou les impôts.

Très vite cependant, les deux frères mettent leur plume au service d’une cause plus ambitieuse : le développement des chemins de fer. Au début des années 1830, celui-ci est encore dans les limbes et se limite pour l’essentiel à quelques lignes réservées au transport des marchandises. Le nouveau moyen de transport n’en alimente pas moins de furieux débats dans la presse. Chaque jour voit ainsi paraître son lot d’articles consacrés à la question. Emile et Isaac Pereire sont parmi les publicistes les plus acharnés à défendre la cause du chemin de fer qu’ils voient comme un élément essentiel de l’amélioration du sort des nations et un puissant levier à l’expansionnisme industriel. Dès 1832, ils ont imaginé un réseau complet partant de Paris et irriguant toutes les provinces pour lequel ils lancent une vaste opération de promotion. Articles de presse, conférences, plans, visites aux ministres concernés…
Après trois années de démarches, de rebuffades et d’espoirs, ils obtiennent enfin gain de cause. Par la loi du 9 juillet 1835, Louis-Philippe accorde en effet, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, la concession de la ligne Paris-Saint-Germain à Emile Pereire qui lui a présenté personnellement le projet, à charge pour lui de réaliser l’opération « à ses frais, risques et périls ». La force de conviction des deux frères – Isaac travaille en effet étroitement aux côtés de son aîné – a fait merveille, tout comme les relais dont ils disposent auprès des ingénieurs des Ponts et Chaussées, dont bon nombre sont acquis à leurs idées. Totalement dépourvus encore de moyens, les deux frères ont également été puissamment soutenus dans l’affaire par James de Rothschild – leur « parrain » en affaires et bientôt leur pire ennemi ! – et une brochette d’industriels et de banquiers qui figurent au conseil d’administration de la société créée à cette occasion. Il s’agit de la première concession accordée en France pour le transport des voyageurs. Le trajet n’a pas été choisi au hasard : desservant Saint-Germain, l’un des lieux de promenade préférés des Parisiens, il doit, aux yeux des Pereire, servir de vitrine pour les chemins de fer et contribuer ainsi à l’amortissement des frais engagés. Reste que, la concession accordée, il faut encore vaincre la résistance des communes traversées et les protestations des riverains, édifier une gare – celle de Saint-Lazare – percer un tunnel et jeter deux ponts sur la Seine. Le 24 août 1837, la ligne est enfin inaugurée.

Avec l’inauguration du Paris-Saint-Germain, Emile et Isaac Pereire font leur entrée dans le club très restreint des grands entrepreneurs de la Monarchie de Juillet, acteurs majeurs de la Révolution industrielle, qui s’épanouit alors en France. Les voilà désormais installés au coeur de l’industrie des chemins de fer, animant les industriels, mobilisant les financiers, convainquant les ministres. Dans les années qui suivent, ils sont de tous les projets, accumulant plans et études, créant, avec leur associé James de Rothschild, le chemin de fer du Nord entre Paris et Lille, ouvrant une liaison entre la capitale et Lyon par Dijon, s’intéressant même au développement des chemins de fer en Algérie et ailleurs en Europe. L’arrivée au pouvoir de Napoléon III, en 1851, constitue pour eux une « divine surprise ». Le nouveau souverain veut faire définitivement entrer la France dans l’âge industriel. Ses vues sont vastes qui embrassent tout à la fois le crédit, les chemins de fer, l’industrie et l’urbanisme. Emile et Isaac Pereire y entrent pleinement, convaincus qu’avec Napoléon III, c’est une ère nouvelle qui commence. Dès 1852, malgré les réticences de James de Rothschild que leur activisme commence à inquiéter, les deux frères obtiennent la concession de la Compagnie du Midi, créent le Grand Central par la fusion de plusieurs compagnies de Rhône et Loire, déploient des connexions vers les Pyrénées et l’Espagne, ouvrant un peu partout des liaisons intermédiaires. Leur bras armé est le Crédit Mobilier (voir autre document) qu’ils créent en 1852 avec le soutien de puissants financiers et la bénédiction de proches de l’empereur. Cet établissement, les deux frères l’ont conçu comme un instrument au service du développement industriel, handicapé par le manque chronique de financement. Doté d’un capital de 60 millions de francs, le Crédit Mobilier devient très vite le centre des affaires Pereire. Par son intermédiaire, Emile et Isaac multiplient les prises de participation dans l’industrie, les mines, les entrepôts, l’éclairage public, les transports maritimes – ils créent la Compagnie Générale Maritime en 1854 -, spéculent activement sur les projets immobiliers du baron Haussmann – on leur doit ainsi le lotissement et l’aménagement d’une bonne partie de l’actuel 17e arrondissement de Paris – et se lancent dans le thermalisme et le tourisme. On leur doit ainsi la ville d’hiver d’Arcachon, avec son casino mauresque et ses belles villas, édifiée sur des milliers d’hectares de landes asséchées et devenue bientôt l’un des lieux de villégiature préférés des gens fortunés. Les ramifications du Crédit Mobilier sont à ce point étendues qu’elles finissent par inquiéter le pouvoir qui, à l’initiative de James de Rothschild, suscite la création d’un établissement rival : le Crédit Industriel et Commercial (CIC). Entre le baron Rothschild et les frères Pereire, les relations sont en train de virer à l’orage. Il est vrai que James de Rothschild a tout à craindre de ses anciens protégés, qui piétinent de plus en plus allègrement ses plates-bandes…

Les frères Pereire sont alors à l’apogée de leur puissance. Mariés tous les deux, pères de nombreux enfants – cinq pour Emile, cinq également pour Isaac -, détenteurs d’une fortune qui approche les 100 millions de francs or, ils ont élu domicile, ensemble, dans un somptueux hôtel particulier situé rue du Faubourg-Saint-Honoré. Leur vie, la plupart du temps, est des plus austères, partagée entre des journées au bureau ou consacrées à des visites de chantiers et de longues soirées de travail. Soucieux d’entretenir leurs relations, ils reçoivent également beaucoup, suscitant la jalousie de James de Rothschild dont le propre hôtel parisien est, du coup, un peu moins fréquenté. Dans les années 1860, on se presse en effet rue du Faubourg-Saint-Honoré pour y rencontrer tous les puissants du moment. Lorsqu’ils ne sont pas à Paris, Emile et Isaac Pereire sont dans leur château d’Armainvilliers, en Seine-et-Marne, qu’ils ont fait édifier au début de l’année 1862. Chasses, réceptions et fêtes s’y succèdent. Entre les deux frères, l’entente est et restera toujours complète. Même les sentiments très vifs qu’éprouve Isaac envers l’une de ses nièces, sentiments qu’Emile fera tout pour contrarier, ne parviendront pas à les séparer. Les deux hommes ont trop le sens de la famille et sont trop liés par la complexité de leurs affaires pour se permettre de se fâcher durablement. Consécration de cette puissance : en 1863, Emile se fait élire député de la Gironde et Isaac député des Pyrénées-Orientales.

Un tel tourbillon d’affaires, une telle fortune donnent le vertige. Ils finissent également par susciter de nombreuses jalousies et l’opposition de tous ceux qui se sentent menacés par l’activisme des deux frères. En tête de ces derniers, les Rothschild, qui n’ont toujours pas digéré la création du Crédit Mobilier et avec lesquels de sourdes batailles d’influences se livrent pour le contrôle des chemins de fer en Europe centrale. Autre bastion anti-Pereire : la Banque de France depuis que les deux frères ont tenté, lors de la reprise de la Banque de Savoie, de créer un deuxième institut d’émission. Ajoutons un grand nombre d’entrepreneurs, de financiers et de publicistes, toujours prompts à mettre en cause les origines juives d’Emile et d’Isaac. Dès la fin des années 1850, tous ces opposants s’emploient à discréditer l’action des frères Pereire et, surtout, à jeter le doute sur la solidité du Crédit Mobilier. Malveillance ? Pas seulement. A force d’investir à tour de bras, l’établissement a fini par se retrouver à court de liquidités, justifiant en partie l’inquiétude des milieux d’affaires. Au milieu des années 1860, des spéculations hasardeuses dans l’immobilier achèvent d’assécher les ressources du Crédit Mobilier. Le sauvetage de l’établissement constitue l’occasion rêvée de briser une fois pour toutes les deux frères. En 1867, sous l’action conjuguée de la Banque de France – qui a accepté en échange de prêter son concours financier -, des Rothschild mais aussi d’une partie des milieux ministériels, les Pereire sont poussés à la démission. Emile et Isaac chutent, victimes de la coalition de tous leurs opposants.

Note personnelle: cette démission semble surtout une fuite assez lâche lorsque le trou béant des finances du Crédit Mobilier est mis à jour lors de l’assemblée des actionnaires en 1867 à laquelle ils ne se déplaceront pas (voir le document spécial sur le Crédit Mobilier)

Diminuée, la puissance des Pereire n’est pas pour autant totalement détruite. Dans les années 1870, on les voit en effet reconstituer une bonne partie de leur fortune, reprendre pied dans les conseils d’administration, investir à nouveau dans les chemins de fer et l’industrie. Installé la plupart du temps à Arcachon, Emile finit par s’y éteindre en 1875, épuisé par un labeur incessant et dévoré d’asthme. Isaac lui survivra cinq ans. Malgré les varices qui le font souffrir et rendent très difficile le moindre de ses déplacements, il continue à travailler, acquérant le journal « La Liberté » et reprenant, à soixante-dix ans, une carrière de chroniqueur de presse aux préoccupations sociales de plus en plus marquées. Incapable de se mouvoir, il passe les dernières années de sa vie à travailler dans sa salle à manger, n’écartant ses dossiers que pour se nourrir brièvement, dormant et recevant sur place. A sa mort, en 1880, la France est devenue l’une des grandes puissances économiques mondiales et compte près de 30.000 kilomètres de voies ferrées. Une situation qui doit beaucoup aux visions pionnières de deux frères montés un jour à Paris pour y faire fortune…

Note personnelle: ….et quand même ruiner nombre de leurs actionnaires !